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Dialogues de sourds [Forum NWE]

Pourquoi les acteurs de la révolution numérique et ceux de l’information sont-ils devenus des adversaires, quand on pouvait penser à bon droit qu’ils étaient faits pour s’entendre ?

New World Encounters lance ce Forum à diverses voix de notre secteur et invite les professionnels des médias du monde entier à partager leurs expériences et leurs points de vue.
Nous lançons cette initiative grâce à une première contribution portant sur les difficultés qui surgissent lorsque des malentendus et un manque de langage commun séparent les médias et la technologie, par Eric Mettout, journaliste français indépendant et ancien Directeur Adjoint de la rédaction de L’Express, chargé du numérique. Veuillez trouver ci-dessous son brillant article intitulé « Dialogues de sourds ».
Veuillez nous envoyer vos contributions à David Sallinen.

Je me souviens qu’entre les journalistes et les développeurs du site internet du journal L’Express, dont j’ai eu l’honneur d’être pendant des années le rédacteur en chef, la tension a longtemps été forte. Les premiers en voulaient aux seconds de n’être pas suffisamment à leur écoute ; les seconds reprochaient aux premiers de ne rien vouloir savoir de leur métier et de ses règles. Des réunions communes frôlaient parfois l’esclandre. Il nous a fallu un peu de patience et une bonne dose d’empathie avant de comprendre les raisons de cet antagonisme et d’y remédier : nous ne parlions tout simplement pas la même langue – celle des journalistes, la mienne, faite d’approximations et d’arrogance, n’étant pas la moins complexe à déchiffrer. Afin de lever les malentendus, nous nous sommes inspirés des diplomates, qui, pour s’entendre, passent par des interprètes, chargés de traduire les mots comme les cultures et les pratiques. Nous avons donc engagé un interprète, un troisième ligne de rugby bilingue et dur à cuire, à même de résister physiquement et moralement aux pressions des deux bords. Avec lui, chacun a fait des concessions, un pas vers l’autre. Nous n’avons pas eu à le regretter. LEXPRESS.fr s’est mis à flamber, il n’y fut pas pour rien.

Entre les médias et les géants de la tech, l’incompréhension a des conséquences autrement plus dramatiques. Pour les médias eux-mêmes, naturellement, mais surtout pour la démocratie, dont, quoi qu’en disent les populistes et les dégagistes, ils sont l’un des piliers. Personne ne peut plus ignorer que la presse écrite, notamment, est prise dans une spirale délétère, peut-être inéluctable, malgré quelques réussites lumineuses, comme le New York Times aux États-Unis ou le pure player Médiapart en France. Internet et ses champions en sont en grande partie responsables – mais pas tout seuls et à leur corps défendant, protestent-ils d’une même voix, moteurs de recherche, plateformes d’hébergement et réseaux sociaux réunis. En admettant, et ça reste à prouver, que ces objections soient toujours justifiées, sinon sincères, ce n’est de toute façon pas le propos. Ou si ça l’est, ça rend la vraie question encore plus impérieuse : pourquoi les acteurs de la révolution numérique et ceux de l’information sont-ils devenus des adversaires, quand on pouvait penser à bon droit qu’ils étaient faits pour s’entendre ?

« J’étais sorti de ce rendez-vous mortifié. Je n’avais plus rencontré un tel différend sémantique depuis… les explications orageuses avec notre service de R&D. »

Eric Mettout

Pour tenter d’y répondre, permettez-moi un second flash-back. A la suite d’une série de posts de blog dans lesquels je m’indignais des hypocrisies de Facebook et de la manière dont le réseau exploitait notre production sans nous payer de retour, j’ai, un jour de 2016, été invité par trois de ses représentants français, pour, si ma mémoire est bonne, crever l’abcès, déjà fort purulent à l’époque. La discussion fut vive, âpre, les points de vue étaient tranchés et en apparence très éloignés. Je parlais de rémunération, eux de « subventions » – dont bien sûr ils ne voyaient pas ce qui aurait pu les motiver, Facebook n’étant pas une banque publique mais une entreprise privée à but lucratif. J’étais sorti de ce rendez-vous mortifié. Je n’avais plus rencontré un tel différend sémantique depuis… les explications orageuses avec notre service de R&D.

Là non plus, nous ne parlions pas la même langue. Là aussi, il aurait sans doute fallu l’intervention d’un interprète.

La situation a-t-elle changé depuis ? De plus ou moins bonne grâce, Facebook et Google ont consacré une part infime, pour ne pas dire infinitésimale, de leurs astronomiques bénéfices à rétribuer les médias pour les contenus qui les alimentent en actualités – bénéfices issus pour l’essentiel de la publicité, dont ces mêmes médias ont été brutalement privés par Google et Facebook, faut-il le rappeler. Leur image ternie par le rôle qu’ils ont joué et jouent encore dans la multiplication des fake news et la détérioration de la vie en communauté, bousculés par les politiques et l’opinion publique, les réseaux sociaux ont pris des mesurettes : qui en finançant des équipes de vérificateurs issus de rédactions ; qui en certifiant les comptes de journalistes ; qui en leur demandant d’évaluer leurs pages et leurs contributeurs ; qui en les incitant à tester les derniers outils à la mode, de Twitch à Snapchat ou Tik Tok, contre une part dérisoire du gâteau publicitaire qu’ils génèrent. Rien de bien convaincant, rien de consistant, rien de pérenne. Rien qui, en tout état de cause, puisse contribuer à sortir durablement notre industrie de la crise gravissime qu’elle traverse.  

« Le désamour n’est pourtant pas une fatalité. »

Eric Mettout

La preuve ? Quand les gouvernements prennent enfin leurs responsabilités, contraignant par la loi les plateformes à mettre substantiellement la main à la poche, lesdites plateformes troquent leurs gants de velours pour une main d’acier chauffée à blanc – montrent leur vrai visage. En 2014, Google a boycotté les médias espagnols après que Madrid, qui a fini par céder, a voulu obliger le moteur de recherche à les dédommager pour leurs articles qu’il s’appropriait ; pour les mêmes raisons, Facebook a tout récemment menacé de ne plus desservir l’Australie si Cambera ne revenait pas sur sa décision de leur imposer, à lui et à Google, une taxe au contenu ajouté. Tout s’est finalement arrangé, par un accord de gré à gré avec les éditeurs, mais on peut prédire sans grand risque de se tromper que l’escarmouche aura des suites, là-bas ou ailleurs.

Le désamour n’est pourtant pas une fatalité. En investissant dans le Washington Post sans s’être mêlé, jusqu’à présent, de sa ligne éditoriale, Jeff Bezos n’a pas seulement sauvé le journal d’une catastrophe annoncée, il l’a fait bénéficier du savoir-faire d’Amazon en matière de distribution, avec le succès qu’on sait. En nommant l’ancien directeur des nouveaux médias de Libération, Ludovic Blecher, à la tête de son fonds européen d’aide à l’innovation des médias, Google s’est octroyé les services d’un… interprète compétent, à l’aise dans les deux langues. Et si à Moutain View ou Menlo Park, certains commencent à se dire que l’intelligence artificielle pourrait remplacer à bon compte ces emmerdeurs de journalistes, d’autres, à l’université de Columbia ou dans les petits bureaux de Flint, à Paris, veulent mettre leurs robots au service des rédactions, pas les remplacer.

Ces timides éclaircies n’annoncent malheureusement pas le printemps. Pour contenir les ambitions hégémoniques des Gafam et les pousser à négocier, il faut plus. Se hisser à leur niveau, engager le bras de fer et mobiliser pour le gagner toutes les ressources politiques et juridiques disponibles, à l’échelle des États et de l’Europe – on n’y est pas. Il faudrait aussi que les médias leur opposent enfin un front uni, costaud et solidaire – la presse française a de nouveau prouvé au début de l’année qu’elle en était incapable, les quotidiens généralistes signant en solo un accord avec Google, au grand dam des journaux spécialisés, des magazines, des médias audiovisuels, des indépendants et de l’Autorité de la concurrence, qui ne s’est pas privée il y a quelques jours de faire savoir qu’elle était très mécontente de ces faits d’une « gravité extrême ». Ses conseillers menacent désormais Google d’une amende record de 16 milliards de dollars. Pratiquant en cela la seule langue, universelle, que sont aptes à comprendre sans traduction les titans de la Silicon Valley : celle de l’argent.

Eric Mettout  

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