Think Tank

Soizic Bouju (Centre France / La Montagne) : “L’actif fondamental de la PQR reste la marque”

Journalisme sur le terrain, formation, RH, stratégie d’innovation… Soizic Bouju, Directrice Générale de la SA La Montagne et du groupe Centre France, a façonné son expertise au fil des années et d’un parcours varié dans la presse et les médias. D’abord, en débutant sa carrière comme journaliste en PQR ; ensuite, en évoluant vers la direction des études de l’ESJ Lille, puis vers la gestion des talents chez Prisma Média. Enfin, en rejoignant le groupe Centre France en 2010, où, dès 2017, directrice générale adjointe du groupe, elle est en charge d’impulser des dynamiques d’innovation et de transformation. Devenue Directrice Générale en 2020, elle mène aujourd’hui une stratégie alliant ancrage territorial, diversification et innovation numérique. Entretien.

DS : Quel est, selon vous, le défi qui déterminera la survie ou la prospérité de la PQR dans les cinq prochaines années, et pourquoi ?

SB : Nous sommes confrontés à une volatilité permanente et multiple des opportunités et des modèles, ce qui fait qu’il est difficile, selon moi, de projeter une réponse fixe à cinq ans. En revanche, nous avons tous, chacun dans nos compétences et nos géographies respectives, un actif fondamental : la marque. Quand on veut se renseigner, demander un service, chercher une information ou simplement comprendre les enjeux de transformation du territoire qui nous entoure, on conserve le réflexe de la référence à la marque, et c’est valable pour toutes les générations. L’actu dans une région ou un bassin de vie demeure la sphère naturelle de la marque historique de presse. C’est ainsi que l’attractivité de la Montagne reste inscrite dans les gènes de beaucoup d’Auvergnats de tout âge. Ou que la confiance envers « Le Popu » à Limoges, historique, a encore une belle vie devant elle. 

Dès lors, il y a trois enjeux. Le premier ? Travailler au renforcement profond de la qualité de confiance que les gens ont en nos marques en s’adressant à eux de manière plus individualisée, via une meilleure connaissance clients et du marketing éditorial. Mais aussi en améliorant notre connaissance de leurs besoins grâce à la data et aux points de contacts. Le deuxième consiste à mieux les monétiser, notamment par la publicité, mais aussi par des formes d’abonnements abondés, croisés avec d’autres propositions éditoriales ou événementielles. Enfin, il s’agit de disposer d’un champ d’exploration de services sur tout ce qui constitue la vie quotidienne de nos concitoyens. Si nous ne rendons pas service, si nous ne nous rendons pas indispensables, nous perdrons de la valeur. Là, c’est le client captif sur une thématique que nous devons attirer, conquérir et conserver. Et ce, avec des paniers moyens plus élevés et mieux construits que nos offres historiques.

“La plus grande de nos batailles, c’est de résister et de consolider très fortement la diffusion et la vente abonnés. C’est là qu’est le cœur de la valeur.”

DS : Dans cinq ans, quels seront les indicateurs de succès pour la PQR ?

SB : Beaucoup de socles de nos modèles économiques sont en permanence interrogés et les problématiques avec lesquelles nous devons composer sont nombreuses. Je pense, par exemple, au manque de transparence ou de pilotage des revenus de la publicité en ligne :  le groupe Centre France est solide et présent sur 1/5e du territoire français, mais il reste comparativement modeste et a peu de leviers de négociation directe avec les plateformes. Mais on peut évoquer également les discussions incessantes avec les différents acteurs mondiaux sur la redistribution des revenus et de la valeur, tout comme l’aide au portage et à la distribution de La Poste qui est régulièrement questionnée, voire discutée… 

Dès lors, la plus grande de nos batailles, à mon sens, c’est de résister et de consolider très fortement la diffusion et la vente abonnés. C’est là qu’est le cœur de la valeur. Les abonnés papiers, d’un côté, les abonnés digitaux, de l’autre, et, enfin, la diffusion et la visibilité sur le plan digital via la publicité. 

Nous disposons de taux de réabonnement encore très élevés, malgré des hausses régulières de tarifs, et ce sera évidemment un indicateur fondamental. On constate que, dans les évolutions de prix qu’on met en œuvre, les impacts sont proportionnellement moins longtemps négatifs qu’auparavant. Cela signifie que notre socle de lecteurs se donne les moyens de pérenniser son engagement. Il faut continuer de nourrir cette chance.

DS : Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre groupe en matière de transformation numérique ?

SB : Je dirais 6, parce qu’on a beaucoup travaillé et parce qu’on a des résultats. Entre 2022 et 2024, nous avons fait un bond de 55% dans nos audiences numériques et notre CA a progressé de 18% cette année. Encore aujourd’hui, nous avons des chiffres de croissance importants, que ce soit en termes de trafic ou d’abonnements. Pour autant, nous partions de loin, avec un territoire peu connecté et un record de zones blanches, rurales et montagnardes dans le groupe. 

DS : Qu’est-ce qui vous empêche de passer au niveau supérieur ?

SB : Heureusement, par principe, rien ! Je parlerais plus de ralentissement que d’empêchement… Il nous faudrait ainsi avoir en permanence l’exigence et l’ambition d’aller plus vite, plus loin que ce qu’on fait aujourd’hui, ce qui implique un vrai levier de puissance sur le plan technologique et des compétences. Et, par ailleurs, une capacité à valoriser notre créativité, nos pistes de développement et notre indépendance dans nos métiers, à mieux vendre l’entreprise et ses valeurs pour attirer des talents dans une région magnifique. 

C’est la dette technique, d’une part, qu’il s’agit de continuellement rattraper, et la dette de talents, d’autre part, qui concerne nos difficultés à recruter dans des zones moins attractives que de grandes métropoles.

PQR… le changement, c’est maintenant ! Les dirigeants vous expliquent POURQUOI et COMMENT la PQR va se réinventer ! Objectif : #PQR2030

DS : Parmi les projets en cours, lequel pourrait changer la donne de votre modèle économique ?

SB : Nous avons une somme de chantiers stratégiques construits collectivement qui sont en phase de déploiement. C’est l’addition de tous qui concourt à transformer la donne. 1/ Un nouvel outil éditorial de publication print/web pour améliorer nos performances de production. Le choix est à l’œuvre, après avoir fait le tour de nombreux CMS. 2/ Une nouvelle maquette, qui va nous pousser vers plus d’efficacité et d’attractivité pour renforcer la prise en main physique du journal, avec un chemin de fer repensé, notamment sur le traitement local, et une présence poussée sur les plateformes : texte, vidéo, podcast… 3/ L’intégration d’outils d’IA au service des différents métiers qui devrait être un levier de transformation et d’efficacité. L’automatisation de tâches est une chance inouïe pour donner toute sa valeur à l’humain et aux métiers à dimensions artisanale et intellectuelle.

DS : Sur quelles plateformes pensez-vous devoir être présents ? Comment vous y prenez-vous ?

SB : LinkedIn, notamment pour le recrutement et rattraper cette dette de talents que j’évoquais tout à l’heure, mais aussi Instagram et TikTok. On s’adresse à un public précis sur chacune d’entre elles. Nous avons la chance d’avoir des territoires très différents : des aires urbaines qui correspondent, entre guillemets, à la grande banlieue parisienne d’un côté, le Loiret, l’Eure et le Loir, et des zones rurales de l’autre. En Creuse, on ne s’adresse pas au même public et de la même manière qu’à Orléans ou qu’à Auxerre. Ce sont, pour nous, autant de chances de tester des formats, des écritures, des modes de contact… Certes, cela ne va pas bouleverser les niveaux d’audience, mais cela peut améliorer la visibilité des marques et la relation de confiance.

DS : Comment pensez-vous pouvoir atteindre des publics qui ne recherchent pas activement des « actus » ? 

SB : Via les verticales, notamment, avec des enjeux de santé, d’entrepreneuriat, d’isolement des personnes ou des territoires, de transport… On doit s’adresser à des publics captifs sur des segments précis, ce qui signifie qu’il faut qu’on s’améliore grandement sur la connaissance et l’exploitation data, d’où la dette technique à combler. Nous devons améliorer notre connaissance de ce que les gens viennent chercher chez nous, de ce qui les fait revenir ou, au contraire, s’éloigner. En revanche, notre grande force, c’est d’avoir les fonctions support et expertes à Clermont-Ferrand. Historiquement, ce que sait très bien faire le groupe, c’est de centraliser en un lieu la connaissance, la compétence et la vision, que ce soit dans le marketing digital, la technologie, la mutualisation des moyens éditoriaux sur les sujets transverses… Et, de ce lieu, essaimer, décliner et adapter des idées ou des tests différents : c’est ce que nous faisons sur l’IA, sur la commercialisation, sur les verticales, ou encore la diversification éditoriale… 

DS : Quelle partie de votre chaîne de valeur est, selon vous, la plus obsolète aujourd’hui, et comment prévoyez-vous de la réinventer pour 2025 ? 

SB : Première priorité pour moi : l’adaptation et le redéploiement de la proposition des hebdos imprimés, dans un univers de quotidien. La plupart de nos hebdos sont présents là où il y a des quotidiens. L’enjeu est de soutenir l’un et l’autre publicitairement et éditorialement de manière complémentaire. Si leur contribution est marginale du point de vue de la rentabilité du groupe, ils ont des taux de pénétration et de renouvellement d’abonnement qui sont impressionnants. Nous disposons d’une densité de fidélité dans le micro-local qui est très forte. C’est important, parce que cela participe à maintenir la proximité, tout en déployant une autre manière de s’adresser à nos publics. Ces marques-là et ces titres sont garants d’un corps social que peu d’autres acteurs économiques peuvent revendiquer dans notre démocratie.

Deuxième réinvention en cours : l’événementiel. Nous existons sur un territoire où l’événementiel mobilise proportionnellement beaucoup de monde avec un public naturellement intéressé, captif et volontaire. Pour autant, nous devons réinventer notre promesse avec l’organisation d’événements plus modernes, plus adaptés aux modes de consommation des jeunes et aux affinités des générations nouvelles. Nous y travaillons actuellement avec le studio de créa et de nouvelles pistes avec, par exemple, des influenceurs.

DS : Quel pourcentage de vos revenus provient aujourd’hui du numérique, et où voulez-vous arriver en 2030 ?

SB : En 2024, nous sommes à environ 13% du Chiffre d’Affaires médias. Mais, plutôt que de me concentrer sur le pourcentage de revenus, je préfère soutenir une croissance à deux chiffres chaque année sur le digital, ce qui est le cas depuis deux ans.

DS : Quel modèle non traditionnel (hors abonnements papier ou pub classique) représente la meilleure opportunité de croissance pour vous ?

SB : Nous n’avons ni suffisamment de réflexes de cross selling, à mon sens, ni suffisamment cette culture offensive de marketing. Il y a urgence à croiser la vente d’infos généralistes et d’infos spécialisées, à centres d’intérêt et expériences passionnelles.  Nous sommes passés d’une logique d’un média vertical généraliste unique à une somme d’agrégats de contacts et d’expériences clients, qui va permettre de consolider l’activité par des croissances additionnelles. Il n’y a pas un modèle qui va se renverser, il y a une somme de transformations et de propositions qu’il faut adresser spécifiquement. Cela passe évidemment par du marketing, appuyé sur une connaissance client beaucoup plus fournie et performante. Nous sommes loin d’avoir exploité la richesse de ce que nous sommes capables de proposer à nos clients. Notre enjeu majeur de modèle non traditionnel, c’est l’agilité, l’inventivité et la culture de la performance.

DS : Comment gérez-vous le dilemme entre pression publicitaire et indépendance journalistique dans un environnement économique tendu ?

SB : De manière plutôt simple et transparente. Il n’y a pas de dilemme et aucune pression de cet ordre-là. Il est impératif de ne pas opposer les deux logiques. Lorsqu’une forme de frottement advient, ce qui est objectivement rare, il s’agit que chacun reste dans son couloir de compétences et de métier, qui inclut pondération, multiplicité et partage des points de vue. C’est le premier et le plus impérieux de mes rôles que de maintenir cet équilibre. Nous avons la chance d’opérer par ailleurs avec des acteurs, y compris institutionnels, très respectueux du rôle de la presse et de l’importance de son indépendance.  

DS : Avez-vous automatisé des aspects de la production éditoriale ? Si oui, lesquels, et quel impact cela a-t-il eu sur votre contenu ou vos coûts ?

SB : Nous en sommes à un stade d’expérimentations et de tests. Ces tests sont initiés par un référent IA qui échange avec chaque métier et systématiquement partagés avec les instances représentatives du personnel. Par exemple, nous venons de déployer un bot pour la rédaction, qui permet de lire et de scanner un papier, afin de vérifier que son contenu soit conforme aux principes de toutes les chartes éditoriales du groupe : charte faits divers, charte éthique, charte de règles orthotypographiques…. 

DS : Quelle initiative hyperlocale a eu un impact mesurable (engagement ou revenus) dans les 12 derniers mois ?

SB : Dans la stratégie d’un média de proximité, au-delà des traditionnelles newsletters hyperlocales que nous avons testées et développées comme beaucoup de confrères, c’est une promesse au long cours qui renforce notre modèle. Nous avons effectivement lancé pour l’ensemble des titres une stratégie dite « d’événementialisation » des journaux avec : une Une pleine page d’accroche et une mise en avant d’un sujet fort local ou hyper local, une ouverture de journal en 2-3, avec un sujet transverse pour tous et une déclinaison ou un éclairage hyperlocal. Nous voyons dans les chiffres de vente, alors très positifs, ce qui fait sens : comprendre et appréhender un phénomène macro ou national avec une réponse et une déclinaison tout près de chez soi. C’est aussi simple et exigeant que cela. 


À propos d’Upgrade Media : Upgrade Media est une agence créative, de conseils en stratégie, un centre de formation et de réflexion sur la transformation des médias.

◾️ Nous travaillons pour les médias et les entreprises communicantes, afin d’accélérer leurs transformations numériques, faire évoluer leurs organisations, leurs produits print et numériques, et aussi développer l’agilité des équipes.

◾️ Découvrez notre site Upgrade Media et son Think Tank New World Encounters, pour en savoir plus sur nos projets et notre approche.

◾️ Nous espérons que cet article et nos autres contenus vous inspireront !

Restez informé·e de toutes nos actualités en vous inscrivant à notre Newsletter par e-mail ou via Linkedin.

Merci pour votre lecture.


Bannière de Consentement aux Cookies par Real Cookie Banner