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Ronan Leclercq (Le Télégramme) : “Ma priorité, c’est de trouver du chiffre d’affaires additionnel à marge positive”

Ronan Leclercq est arrivé au Télégramme en 2020, après un parcours international dans les secteurs Telecoms et Medias. Parmi ses chantiers immédiats, la mise en œuvre d’un programme de transformation sur l’ensemble de la branche Médias et Communication du Groupe Télégramme. “Transformer une entreprise avec une longue et belle histoire comme Le Télégramme, c’est très compliqué.” Aujourd’hui, les fruits de ce travail apparaissent : le Télégramme parvient à dégager un résultat net positif… et à recréer de la croissance sur ses abonnés, ce qui n’était pas arrivé depuis de nombreuses années. Entretien avec Ronan Leclercq, Directeur Général de la branche Médias & Communication du Groupe Télégramme

DS : Quel est, selon vous, le défi qui déterminera la survie ou la prospérité de la PQR dans les cinq prochaines années, et pourquoi ?

RL : Il y a des enjeux externes sur lesquels on peut agir, et bien sûr aussi des enjeux internes. Parmi les enjeux externes, l’un des sujets majeurs, c’est celui des droits voisins. Car aujourd’hui, même si nous avons obtenu quelque chose de la part de 2 plateformes, nous sommes très loin des montants que ces plateformes devraient réellement nous reverser. Si nous parvenions à obtenir les montants dûs, de la part de toutes les plateformes, l’avenir de la presse serait sécurisé. Mais évidemment, c’est un combat incertain, puisqu’on est face à des géants, souvent peu coopératifs.

“L’un des sujets majeurs, c’est celui des droits voisins.

Il y a aussi un autre combat que je souhaite mener en ce début d’année 2025. J’aimerais expliquer aux annonceurs à quel point il est déraisonnable de continuer à donner toujours plus leur budget de communication aux GAFAM. En 2023, 73% de la communication numérique était passée par les GAFAM. En 2024, je m’attends à ce que la part s’accentue encore… Or, on sait que Google France, pour ne citer qu’eux, rapatrie une très large part de ses revenus en Californie ou en Irlande. Donc lorsqu’on achète de la communication sur cette plateforme, cet argent n’est pas ré-injecté dans l’économie locale, ni même nationale.

Si j’en parle, c’est que ces annonceurs, notamment les grosses entreprises, cherchent des leviers RSE. J’aimerais réussir à leur démontrer qu’ils ont, ici, un levier RSE – sociétal en l’occurence – très simple à activer, et qui ne nécessite aucun investissement préalable: il s’agit juste de ré-orienter une fraction de leur budget communication vers des acteurs locaux, comme la PQR. Au lieu de donner 73% de leur communication numérique aux GAFAM, ils pourraient n’en donner que 60 ou 65% et investir le reste dans la PQR. 

DS : Comment réussir à les convaincre ?

RL : Aujourd’hui la plupart des gens sont convaincus qu’il faut consommer local. Sur ce sujet, c’est la même chose, sauf qu’il s’agit d’acheter de la communication locale, telle que celle proposée par la PQR. Ce qui alimentera l’économie locale, contribuera à créer de l’emploi, du lien social, et du dynamisme économique…

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DS : Quant aux enjeux internes…

RL : Il y a, selon moi, deux autres défis à relever. Tout d’abord, je pense qu’il y a un véritable enjeu pour l’ensemble des médias d’aller vers une forme d’industrialisation sur les opérations de production, tout en gardant un esprit artisanal sur nos contenus, ce qui peut paraître paradoxal, mais correspond en réalité à deux objectifs:

Pourquoi l’industrialisation ? Parce que c’est plus efficace et que cela permet de maintenir la performance à un niveau élevé. Quand tu n’es pas industrialisé et que tu n’as pas de process, la performance est aléatoire. C’est très vrai sur le numérique : il faut mesurer, analyser, améliorer en permanence, en utilisant des processus bien huilés.

Pourquoi un esprit artisanal ? Parce que nous avons un enjeu de qualité et d’exclusivité des contenus. Il faut donc aussi une qualité de contenu que je qualifierais d’artisanale. Nous devons être des artisans du contenu, dans le sens noble du terme. Faire du sur-mesure, de l’exclusif, de l’authentique.

Si on arrive à être bon sur ces deux axes, je pense qu’on préparera les succès de demain.

DS : Justement, demain… ou, plutôt, dans cinq ans, quels seront les indicateurs de succès pour la PQR ?

RL : Vaste question. Ma problématique actuelle, au Télégramme, c’est de trouver de la marge. L’industrie des médias est une industrie à part, ce qui fait son charme et son intérêt, avec des activités – et plus d’une ! – qui sont déficitaires ou tout juste à l’équilibre. Je le sais, je l’accepte et je considère que c’est le tout qui doit être bénéficiaire. Pour l’instant, on arrive assez bien à équilibrer l’ensemble. Mais, ma priorité, c’est de trouver du chiffre d’affaires additionnel à marge positive, car on a du développement à financer, notamment sur le numérique : sans cette marge, on n’aura plus les capacités d’évoluer, alors que c’est vital pour les medias.

DS : Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous votre groupe en matière de transformation numérique ?

RL : Par rapport au monde de la PQR : 6 ou 7 sur 10. On a progressé, mais je pense qu’il nous reste encore des marges de progrès. 

Si on se compare aux meilleurs, dans des secteurs comme les telecoms par exemple, que je connais bien, là, je dirais qu’on est en-dessous de la moyenne, peut-être à 3 sur 10. C’est en partie lié, bien sûr, à de très fortes différences de moyens. Mais cela situe aussi le niveau d’ambition que nous devons nous fixer, à terme.

DS : Qu’est-ce qui vous empêche de passer au niveau supérieur ?

RL : Les moyens financiers. Il faut investir dans la data et dans le numérique, plus encore qu’on ne le fait. Sur le développement interne, nous fonctionnons en auto-financement. Je n’investis, tous les ans, que ce que j’arrive à dégager. Lorsqu’on dégage un EBE (NDLR : Excédent Brut d’Exploitation) insuffisant, je suis obligé de couper dans les dépenses.

Mais il y a également une question autour de la taille de notre marché: nous devons le faire croître pour avoir un potentiel marché suffisant pour rentabiliser nos investissements.

DS : Sur quelles plateformes pensez-vous devoir être présents ? Comment vous y prenez-vous ?

RL : Les plateformes, pour moi, c’est un truc nécessaire, mais pas génial. Cela nous amène du trafic de qualité moyenne, voire médiocre. Nous, on n’a pas un modèle d’audience massive, on dépend plus faiblement que d’autres de la pub. Notre modèle, c’est un modèle d’abonnements. Je dirais que je crois surtout à notre plateforme. On veut la développer. Par exemple, on vient de créer une verticale tourisme qui a une vocation nationale : on veut en faire le point d’arrivée de tous les gens qui préparent leur voyage en Bretagne. Pour que à terme, ils viennent sur le Télégramme parce qu’ils vont y trouver les meilleures infos pour préparer leur voyage. C’est possible… sur notre plateforme !

DS : Vous avez d’autres exemples de ce que vous développez aujourd’hui ?

RL : Oui, on travaille beaucoup sur la vidéo qui nous permet, d’ailleurs, de dépasser l’échelle bretonne et de travailler à l’échelle nationale, voire internationale. On est en train d’acquérir une société de production qui s’appelle Link AM, qui a la capacité de faire du long format, du 26, du 52 minutes, qu’elle vend à des plateformes ou à des chaînes télé, et de la vidéo commerciale créative. 

Par ailleurs, on continue à faire de la croissance externe, notamment vers des agences de créateurs de contenu. On est un média : notre métier, c’est de faire des contenus. Mais on veut faire des contenus de qualité et on aimerait tirer la création de contenu vers le haut. Il y a notamment un secteur qui nous intéresse, c’est l’edutainment. On se penche donc sur les créateurs de contenu dans ce domaine. On aimerait avoir des contenus générés par des journalistes, mais aussi par des créateurs indépendants, autodidactes, aux parcours variés, passionnés d’un domaine particulier. À mon sens, le contenu journalistique pur ne suffira pas, à l’avenir, pour avoir une plateforme puissante.

DS : C’est aussi ce qui doit vous permettre d’atteindre des publics qui ne cherchent pas activement des actus ?

RL : Oui, via la vidéo, des créateurs de contenu qui leur parlent… Mais avec, toujours, une volonté de faire des contenus intelligents, dont on est fier. On pense tous à nos enfants, on veut des contenus qui développent leur curiosité et leur culture.

DS : Quelle partie de votre chaîne de valeur est, selon vous, la plus obsolète aujourd’hui, et comment prévoyez-vous de la réinventer pour 2025 ? 

RL : Comme beaucoup dans la PQR, c’est sur la partie print, sur le modèle de livraison du journal. Nous, on a un modèle de VCP, de vendeur colporteur de presse, qui est un réseau d’indépendants qui ne sont pas salariés du Télégramme, mais qui le livrent pour nous tous les jours. C’est un élément clé de l’expérience client : on doit pouvoir continuer à promettre à nos lecteurs papier d’avoir le journal avant 7h le matin, l’abonnement coûtant un peu d’argent par rapport au numérique. C’est dur de trouver des gens qui sont prêts à se lever à 3h du matin pour aller livrer le journal. Mais, en 2024, on a trouvé  des solutions qui nous permettent de recruter des VCP et d’avoir même un peu de croissance : la rémunération, bien sûr, la proposition d’autres titres, la vente de journaux par les VCP… C’est important d’avoir un réseau VCP solide, car lorsque tu n’as plus la possibilité de livrer le journal quelque part, tu disparais, tout simplement, de la zone.

DS : Quel pourcentage de vos revenus provient aujourd’hui du numérique, et où voulez-vous arriver en 2025 ?

RL : Aujourd’hui, c’est 6 à 7 %. Mais, en marge nette, c’est négatif, même si c’est compliqué à calculer. On est encore en train de préparer l’avenir. Notre enjeu, c’est donc de réussir à gagner de l’argent avec le numérique, et le plus vite possible. On y parviendra d’ici 2 ans. Mais le print reste très important, et nous continuons de nous battre, avec certains résultats, puisque depuis plusieurs années nous sommes le titre de PQR avec les meilleures évolutions print.

DS : Quel modèle non traditionnel (hors abonnements papier ou pub classique) représente la meilleure opportunité de croissance pour vous ?

RL : Le brand content, écrit ou vidéo, mais surtout vidéo. Pourquoi ? Parce qu’il est assez inexploité, alors qu’on a : 1/ des qualités en interne ; 2/ et des gens créatifs. Or, pour vendre du brand content, il faut des gens créatifs qui vont voir des annonceurs avec des idées auxquelles eux-mêmes n’ont pas pensé, qui leur mettent des étoiles dans les yeux. Ces annonceurs nous achètent ensuite une production, idéalement vidéo. Et, lorsque l’idée est bonne et la production réussie, on peut faire des marges bien plus intéressantes que dans d’autres domaines.

DS : Quelle initiative spécifique avez-vous lancée pour attirer les audiences jeunes, et quels résultats avez-vous obtenus ?

RL : Je vise plus les jeunes actifs de 25 à 45 ans que les moins de 25 ans. Pour cette cible, on a réinventé notre façon de faire de l’info locale en début d’année. On avait fait un test sur l’un de nos territoires. Et, alors que tout est habituellement long et compliqué, on a eu, cette fois, des résultats très rapides. Après trois mois seulement, les mesures montraient déjà que la façon de produire l’info locale améliorait nos conversions de façon marquée. On l’a donc développée, puis déployée en urgence sur tout notre territoire. Cela rajeunit un peu notre lectorat parce qu’on essaie non seulement d’informer, mais, surtout, de donner beaucoup d’infos pratiques et utiles pour les jeunes actifs. Ce sont des choses basiques : accident sur la route ; grève à l’école…

DS : Comment gérez-vous le dilemme entre pression publicitaire et indépendance journalistique dans un environnement économique tendu ?

RL : C’est le quotidien. Il y a toujours des gens mécontents de ce qu’on peut écrire. Personnellement, il y a parfois dans le journal des choses auxquelles je n’adhère pas à 100%. Et c’est normal ! Il y a une vraie indépendance de la rédaction et c’est tout naturel parce qu’au sein de la rédaction elle-même, les journalistes ne sont pas toujours tous d’accord entre eux. Il n’y a pas de tabous dans le journal, tant que notre charte éditoriale est respectée. Et ceux qui veulent un débat complet et pluraliste se retrouvent dans notre journal.

DS : Avez-vous automatisé des aspects de la production éditoriale ? Si oui, lesquels, et quel impact cela a-t-il eu sur votre contenu ou vos coûts ?

RL : On n’est pas vraiment en avance là-dessus. On expérimente comme tout le monde, mais on n’a rien déployé. J’espère le faire en 2025. L’idée, avec l’IA, c’est de gagner du temps pour qu’on puisse se consacrer à des projets à plus forte valeur ajoutée. L’Intelligence Artificielle doit pouvoir aider les journalistes à chercher de l’info, à faire des résumés de thématiques complexes, leur libérant, ce faisant, du temps pour investiguer et creuser d’autres sujets. C’est ce qu’on cherche à faire.

DS : Quelle initiative hyperlocale a eu un impact mesurable (engagement ou revenus) dans les 12 derniers mois ?

RL : C’est ce qu’on a mis en place sur l’info locale. Je suis très, très fier du boulot fait par les équipes, parce que c’est la quadrature du cercle. L’info locale ne coûte pas moins cher à produire, mais le public est, forcément, par définition limité. Partant de là, cela peut sembler impossible de trouver une rentabilité économique. Et, pourtant, les équipes ont réussi à le faire. C’est un travail collectif entre la rédaction, le numérique, la régie et les forces commerciales. Quand tout le monde travaille et réfléchit ensemble, cela permet vraiment de créer de belles choses.


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