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Gabriel d’Harcourt, expert de la PQR : “L’enjeu majeur, c’est la modernité et l’universalité de nos marques”

Après avoir lui-même relevé des défis stratégiques, Gabriel d’Harcourt accompagne aujourd’hui ceux des autres. Lui qui a piloté durant 15 ans des transformations majeures au sein de titres de PQR de référence aide les dirigeants dans leurs propres projets. Au programme ? La transformation et la réinvention des entreprises de presse. Le cœur de sa vaste expérience, justement, qu’il a construite depuis de nombreuses années : redressement et intégration du Courrier Picard dans le Groupe Rossel, accélération de la mutation numérique à La Voix du Nord, absorption stratégique du Groupe La Provence/Corse Matin par CMA Médias… Entretien.

DS : Quel est selon vous le défi majeur qui déterminera la survie ou la prospérité de la presse écrite régionale (PQR) dans les cinq prochaines années, et pourquoi ?

GH : Pour moi, l’enjeu majeur tourne autour de la modernité et de l’universalité de nos marques. Nos marques doivent s’attacher à être « dans l’air du temps » et « grand public ». C’est comme cela qu’elles continueront à être monétisables, que ce soit via l’information ou via des activités de diversification.

Elles l’ont longtemps été. Mais, aujourd’hui, dans le monde tel qu’il évolue, il y a un risque de décrochage. Interrogez les gens sur leur perception des marques de PQR de leur région : pas certain que la notion de modernité soit spontanément citée, même s’il y a des exceptions.

DS : Dans cinq ans, quels seront les indicateurs de succès pour la PQR ?

GH : Une combinaison d’indicateurs. D’un côté, une part du digital dans le CA supérieure à 50% ; de l’autre, un taux de pénétration de la diffusion payée en progression, ce qui est rarement le cas aujourd’hui. Cela rejoint le point précédent : il s’agit de continuer à être un média grand public et en phase avec son époque.

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DS : Si vous aviez carte blanche pour diriger un groupe de presse aujourd’hui, quelle serait votre première grande décision stratégique ?

GH : Redéfinir le projet éditorial, la raison d’être, la vision, la stratégie, et les partager avec l’ensemble des parties prenantes, y compris les lecteurs. Dans la situation actuelle et dans la perspective de ce qui arrive, je pense qu’il est fondamental d’être aligné sur l’essentiel.

DS : Sur une échelle de 1 à 10, où situeriez-vous la PQR en général en matière de transformation numérique ? Quels sont, selon vous, les freins majeurs qui empêchent le secteur de franchir un cap ?

GH : Je n’ai pas forcément une vue d’ensemble. Mais, si je compare à ce que l’on voit de mieux à l’étranger et que je juge à partir de ce que je connais en France, je dirais entre 1 et 5. Ce qui ne veut pas dire que rien n’est fait, bien au contraire. Les efforts de transformation et d’innovation sont considérables depuis une quinzaine d’années. Mais le marché évolue à une telle vitesse… Et il reste un long chemin. 

Les freins sont variés. Culturels, déjà : toutes les composantes de l’entreprise ont-elles conscience de ce qui est en train de se passer ? Financiers, ensuite, les investissements, notamment technologiques, étant considérables. Et humains, enfin, puisqu’il faut avoir les bons niveaux d’expertise dans les domaines souvent très techniques et complexes que requiert la transformation digitale, de l’éditorial à la publicité, en passant par le marketing, la diffusion… Avec, toujours, cette difficulté très concrète de trouver ce temps et ces compétences, celles d’un gestionnaire de projet par exemple, à consacrer à la transformation quand le quotidien est déjà si chargé du fait de l’activité elle-même. Le tout, dans un contexte économique contraint et aléatoire !

DS : Quelles plateformes numériques devraient être prioritaires pour un groupe de presse qui souhaite rester pertinent et attractif ? Comment imaginez-vous y établir une présence marquante ?

GH : À mon sens, il faut être sur les principales : Instagram, Tik Tok, Youtube, Facebook… C’est là que les gens sont. Mais il faut y être avec les codes correspondants. J’ai connu des situations où l’on était très présents sur la plateforme, avec une forte communauté, mais avec des contenus totalement déconnectés de notre activité. Or, on doit rester dans notre domaine de cohérence et, ce, avec les codes qui correspondent à ceux des publics de ces plateformes. À nous de les acquérir. Et puis, reste à monétiser cette audience et s’attacher à la ramener dans notre environnement. 

DS : Comment les médias peuvent-ils capter l’attention des publics qui ne cherchent pas activement des actus ? Avez-vous des exemples ou des idées concrètes pour toucher ces audiences ?

GH : En fait, il y a deux sujets distincts, dont l’un qui prend des proportions inquiétantes : ceux qui ne cherchent pas activement des actus ; et ceux qui finissent par s’en détourner, ce qui correspond au phénomène de news fatigue.

Au sujet des premiers, j’estime que nos marques sont tout à fait légitimes pour proposer du divertissement avec notre label. On le sait, l’essentiel des abonnés du New York Times le sont pour les jeux et la cuisine. La création de verticales thématiques dédiées à des activités ludiques peut être une piste. Une verticale « cuisine » proposée par l’ensemble de la PQR, qui proposerait toute la variété culinaire de notre pays, par exemple ? Au programme, les spécialités de chaque région par les gens qui la connaissent le mieux. Cela peut être une idée, maintenant que la PQR a réussi, avec Diverto, à créer un produit éditorial commun.

Au sujet des deuxièmes, je pense qu’il faut vraiment prendre ce phénomène au sérieux. En étant vigilant sur l’équilibre good news/bad news, ainsi que sur les push. La multiplication de notifications sordides et sans grand intérêt a des effets néfastes à long terme, je pense. Et, ce, malgré l’audience immédiate qu’elles génèrent. Gare aux impacts sur l’image et la fréquentation ! 

“En 2025, une progression de 30% du CA digital me paraît être un bel objectif”

DS : Quelle partie de la chaîne de valeur traditionnelle du journalisme et de la PQR vous semble la plus obsolète aujourd’hui ? Comment repenser cette étape pour la rendre adaptée aux enjeux de 2025 ?

GH : Il y a de mon point de vue une réflexion à avoir sur le traitement de la locale. On sait à quel point elle est importante en PQR. Or, à plusieurs égards, son traitement est obsolète sur le fond, la forme et dans ses process. Il faut sans doute veiller à le moderniser, afin de répondre aux aspirations de nouvelles générations, sans pour autant perturber les franges les plus âgées et conservatrices du lectorat, qui y sont attachées dans sa forme traditionnelle et qui, en outre, la paient au prix fort.

C’est un sujet stratégique : la locale est la raison d’être de la PQR. Mais elle doit être traitée sous différentes formes pour répondre aux attentes des différents lectorats, et correspondre à la fois aux codes du digital, à ceux des réseaux sociaux, ainsi qu’à ceux du print.

Vaste programme. C’est, je pense, un des champs d’expérimentation de l’IA pour la presse locale et régionale.

DS : Selon vous, quel objectif réaliste pourrait viser un groupe de presse pour la part de ses revenus numériques en 2025 ?

GH : Tout dépend d’où il part et de son niveau actuel. Pour autant, un objectif de +20 à +30% me semble adapté, en tablant sur une accélération du brand content, de la vidéo et, bien sûr, des abonnements numériques. Mais cela ne se fait pas naturellement et suppose du volontarisme, des outils et des moyens. Et, surtout, une combinaison d’expertises entre marketing, rédaction, digital et commerce.

DS : Quel modèle non traditionnel (hors abonnements papier ou publicité classique) représente aujourd’hui la meilleure opportunité de croissance pour la presse ?

GH : J’en vois trois. L’événementiel en premier lieu, mais par croissance externe, en s’appuyant sur des modèles et des savoir-faire éprouvés, la création d’un événement ex-nihilo étant rarement rentable les premières années. Toujours en cohérence avec la marque du média, bien entendu ! La création de contenu commercial, ensuite. Enfin, la production audiovisuelle, là encore par croissance externe.

DS : Quelle stratégie vous semble la plus efficace pour séduire et fidéliser les jeunes publics ? Pouvez-vous donner un exemple d’initiative qui pourrait fonctionner ?

GH : Observer leurs comportements et s’y adapter. Cela paraît trivial mais ça n’est pas si simple. Et, à l’inverse, arrêter de penser à leur place et d’estimer que nous allons les convertir à nos contenus actuels : “Les jeunes, ils aiment ci, ils aiment ça…”

Une des meilleures initiatives que j’ai connue sur le sujet, c’est la création d’un comité éditorial junior à la Voix du Nord, composé d’une vingtaine de jeunes de 15 à 25 ans. Ces jeunes nous avaient accompagnés régulièrement pendant six mois sur des idées de contenus, des formats éditoriaux, des thématiques, des projets d’événements…

Ils torpillaient souvent sans ménagement ce que l’on proposait. C’était rafraîchissant et très instructif. Et, de surcroît, un bel exercice de transversalité inter-services en interne, qui avait secoué les esprits conservateurs. Cela nous a fait du bien.

DS : Comment un DG peut-il, selon vous, trouver le juste équilibre entre les impératifs économiques et l’indépendance journalistique, particulièrement en période de tension économique ?

GH : Tensions économiques ou pas, il ne faut pas transiger avec l’indépendance éditoriale. Sinon, on est fichus : on perd notre crédibilité auprès des lecteurs, du respect y compris de la part de ceux qui sollicitent, des repères…

En revanche, de mon point de vue, le DG doit toujours être à l’écoute des multiples retours qu’il a de l’extérieur, y compris quand ceux-ci proviennent des annonceurs, qui sont parfois très pertinents, comme tout lecteur, sur le contenu. Voire même, plus rarement, de la part des politiques… Pas trop quand même !

Ensuite, à lui de faire le tri, avant d’échanger avec son responsable de rédaction sur les points qui le méritent. Mais l’important est de ne jamais laisser franchir la ligne rouge. Et de le faire savoir ouvertement.  

DS : Quels usages concrets de l’intelligence artificielle pourraient transformer positivement la production éditoriale d’un groupe de presse dans les prochaines années ?

GH : Comme je l’ai évoqué plus haut, en PQR, je pense vraiment qu’il y a un chantier très intéressant sur la locale. Avoir, par exemple, recours à l’IA pour la collecte d’infos services, ainsi que le traitement de micro-locale à faible valeur ajoutée, comme le compte-rendu d’un conseil municipal. Cela permettrait de concentrer les ressources de la rédaction sur des sujets à plus forte valeur et, notamment, micro-locaux.

L’IA doit également être un allié pour aider le journaliste dans ses travaux de réflexion et de recherches… Bref, être au service de la qualité éditoriale.

DS : À votre avis, comment les initiatives hyperlocales peuvent-elles devenir des leviers de fidélisation ou de revenus significatifs ? Pouvez-vous décrire un exemple ?

GH : La personnalisation de contenus hyper-locaux de qualité est, j’en suis persuadé, un axe d’avenir de la presse régionale. Aux conditions évoquées ci-dessus, bien sûr. Plus il va se faire et se dire n’importe quoi par n’importe qui – et on en prend bien le chemin -, plus on aura besoin de journalisme de qualité, notamment au niveau local, pour y voir clair. Mais il faudra le faire avec les bons codes narratifs, graphiques, techniques, ainsi que les bons canaux, tout en sachant l’adresser et le valoriser aussi bien auprès des lecteurs que des annonceurs.


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