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Comment les médias traditionnels peuvent, et doivent, se repenser pour renouer avec leur public

Comment renouer avec un public exigeant dont les attentes sont en constante évolution ? Dans cet entretien, David Sallinen, fondateur d’Upgrade Media, partage sa vision d’un journalisme repensé, où stratégie, empathie et innovation s’allient pour répondre aux attentes des lecteurs d’aujourd’hui, et ainsi devenir indispensable.

Pourquoi les médias font-ils appel à vos services ?

Face à une offre de contenus illimitée et à la défiance envers les médias et le journalisme en général, ma mission est d’aider les médias à mieux répondre aux attentes du public en adaptant les pratiques des salles de rédaction. Trop souvent, le « bon journalisme » est encore défini par des normes et des méthodes traditionnelles, alors que les études montrent que les lecteurs d’aujourd’hui apprécient davantage les éléments humains tels que l’empathie, la clarté et l’émotion, etc. Les salles de rédaction doivent adopter cette approche, l’intégrer dans tout ce qu’elles font et s’assurer que la rédaction et la direction sont d’accord avec le nouveau journalisme.

Le défi consiste à adopter une approche plus empathique tout en apprenant à devenir indispensable à votre public. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’être unique, mais de faire véritablement partie intégrante de la vie personnelle ou professionnelle du lecteur, grâce à un contenu qui résonne plus profondément. Cela implique de revoir toute la manière dont nous produisons et diffusons l’information, car les lecteurs sont plus exigeants et leurs attentes évoluent sans cesse.

L’objectif n’est pas de produire du contenu à l’infini, mais de créer un journalisme qui réponde aux besoins, aux questions et aux désirs du public. Pour réussir, il faut aligner de nombreux facteurs, depuis les choix et les formats jusqu’à l’organisation et la nature des produits. Et tout cela doit être soutenu pour avancer rapidement et de manière cohérente, tout en suivant de près l’impact de la nouvelle stratégie. En bref, il ne s’agit plus seulement de générer des « clics », mais d’attirer les bons lecteurs, de les faire revenir pour les bonnes raisons et d’être vraiment indispensable à leur vie.

Quels sont les défis auxquels les médias sont confrontés aujourd’hui ?

Les défis sont nombreux. Les équipes ne sont pas toujours au fait des dernières connaissances et techniques ; elles continuent à faire les choses « comme elles l’ont toujours fait » sans être amenées à prendre de nouvelles initiatives pour comprendre ce qui peut mieux fonctionner. Cela signifie qu’il faut produire un journalisme plus en phase avec les attentes du public. En fait, il ne s’agit plus seulement de maîtriser le référencement, même si cela reste nécessaire. Le véritable défi consiste à devenir plus stratège dans ce que nous faisons, en répondant aux divers besoins des lecteurs par le biais d’un mix-éditorial piloté.

« Il existe un fossé entre les équipes éditoriales et les attentes modernes des lecteurs »

L’encadrement intermédiaire n’est-il pas en train de passer à côté ?

J’insiste sur la nécessité d’un « mix éditorial bien piloté » parce que l’un des problèmes auxquels les médias sont confrontés est le manque d’orientation de l’encadrement intermédiaire. Trop souvent, les responsables éditoriaux ne maîtrisent pas suffisamment la stratégie de contenu, qu’elle soit basée sur le web ou sur le web-to-print. Un autre problème est le besoin urgent d’adapter les produits – qu’ils soient numériques ou imprimés – pour répondre aux nouvelles attentes. Cela permettra de clarifier la mission, l’orientation éditoriale et la commande.

En bref, il existe un fossé entre les équipes éditoriales et les attentes modernes des lecteurs. Une étude menée au Chili montre que les journalistes mettent l’accent sur l’objectivité et l’indépendance, tandis que les lecteurs valorisent de plus en plus l’empathie et les relations humaines. L’objectif est donc d’élargir la définition du « bon journalisme » en mettant l’accent sur les aspects humains et émotionnels, qui sont essentiels pour attirer des publics divers et restaurer leur confiance.

Comme vous pouvez le constater, les problèmes sont complexes et la remise en question des processus actuels doit être expliquée et managée avec soin. Les rédacteurs en chef sont par nature interrogatifs, critiques. Une partie de l’art consiste donc à les convaincre qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode – c’est essentiel pour que leur voix soit entendue. De même, si le management n’est pas pleinement intégré, les valeurs clés risquent d’être sous-estimées ou ignorées. Une partie du travail réside donc à montrer à la rédaction en chef exactement où le contenu actuel échoue pour élaborer des solutions.

« Il ne suffit donc plus de proposer les bonnes informations dans le bon format. Surtout si l’éditeur veut augmenter le nombre d’abonnements numériques »

Où les médias traditionnels ne parviennent-ils pas à impliquer leur public ?

Comme je l’ai mentionné précédemment, les attentes du public sont vraiment multiples. Il veut des mises à jour de dernière minute, des analyses, pouvoir réagir (ou du moins de sentir qu’il en a la possibilité, etc. Il attend également des vidéos, de l’audio, du texte, etc. En même temps, il veut des contenus courts ou encore des approfondissements, selon les sujets. Et pour compliquer encore les choses, entre 2019 et 2024, le pourcentage de Français se sentant submergés par le volume d’informations a bondi de 37 % à 46 %, selon le Reuters Institute for the Study of Journalism – Report 2024.

Il ne suffit donc plus de proposer les bonnes informations dans le bon format. Surtout si l’éditeur veut augmenter le nombre d’abonnements numériques. Les médias doivent donc gérer un nouveau mix-éditorial et faire une distinction claire entre les news et l’information, tout en ciblant beaucoup mieux les attentes de publics cibles.

Comment mesurer cette évolution ?

J’analyse, selon les besoins, entre 20 000 à 500 000 articles d’une salle de rédaction. Je cherche à comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, c’est-à-dire quel contenu suscite un engagement supérieur ou inférieur à la moyenne, et ce qui trouve un véritable écho auprès du public d’aujourd’hui en termes de thèmes ou de formats. Ce travail est précieux car je peux visualiser les données sur une carte où chaque point représente un article, et les algorithmes regroupent les contenus similaires. Il est ainsi facile de repérer rapidement que la plupart des efforts éditoriaux sont peu performants, par exemple. Cette approche précise et pratique est idéale pour donner le coup d’envoi d’une réinvention du journalisme.

Comment passez-vous de l’identification des points faibles du contenu à une stratégie éditoriale concrète qui mobilise l’ensemble des équipes et transforme durablement le média ?

Une fois les forces et les faiblesses du contenu identifiées, expliquées et comprises, il est temps de passer à l’étape suivante : la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie de contenu. Cette stratégie vise non seulement à satisfaire les publics actuels, mais aussi à en attirer de nouveaux. A partir de là, on peut définir le mix éditorial idéal, établir des KPI pour suivre son déploiement, commander les premiers contenus pour s’assurer que les équipes appliquent leurs nouvelles connaissances et techniques, et impliquer tout le monde – des équipes sociales et marketing aux équipes IT et produits. Une véritable transformation durable des médias nécessite une nouvelle compréhension du contenu et la mise en évidence des nouvelles intentions éditoriales, à la fois pour le lecteur et pour les équipes internes.

« Ce travail nous a permis de multiplier par cinq l’audience du haut de l’entonnoir »

Avez-vous des exemples de cela ?

Oui, nous avons des exemples concrets avec des résultats toujours positifs. Ce travail nous a permis de multiplier par cinq l’audience du haut de l’entonnoir pour certains sujets, de décupler l’engagement des lecteurs connectés et d’augmenter la croissance des abonnements numériques jusqu’à 28 % dans le bas de l’entonnoir. Pour les abonnés, nous constatons également des taux d’engagement plus élevés, ce qui contribue à réduire le taux de désabonnement.

Dmitry Shiskin et la BBC ont popularisé une approche axée sur les besoins des utilisateurs. Comment allez-vous plus loin avec vos clients ?

Répondre aux besoins des lecteurs est évidemment au cœur de tout. Comme je l’ai mentionné, un média doit devenir « indispensable » à ses lecteurs cibles. Certains seront satisfaits du contenu gratuit, tandis que d’autres auront besoin d’être convaincus pour s’abonner.

À partir de là, il s’agit de créer et de piloter un mix-éditorial. Comme le souligne Dmitry, il est essentiel de répondre aux besoins des lecteurs à travers six dimensions :

  • Me tenir au courant.
  • Me donner des perspectives.
  • M’apprendre.
  • Me divertir.
  • Me garder à la page.
  • M’inspirer.

Mais il s’agit aussi de produire du contenu pour :

  • Développer la notoriété de la marque.
  • Attirer de nouveaux publics.
  • Satisfaire les clients « historiques ».

Il est essentiel de :

  • Adopter les bons formats (mobile-first) et les personnaliser à votre marque.
  • Incorporer des modèles freemium (pour les médias basés sur un paywall).
  • Mettre en place des processus efficaces de web-to-print (cela peut permettre de gagner 20 % de temps sur la production papier).

Mais cela ne suffit pas. L’analyse des données de masse révèle que les lecteurs qui s’engagent et décident de s’abonner, par exemple, veulent aussi anticiper, et se sentir capables d’agir… Cela nous amène à repenser notre objectif – la question du « pourquoi nous publions ». En fait, c’est probablement le point le plus important : vous devez devenir indispensable en étant en phase avec les valeurs du lecteurs.

Chez Upgrade Media, nous avons développé 14 valeurs que les médias peuvent intégrer dans leur contenu, et les résultats montrent que l’engagement des lecteurs est plus fort lorsque ces valeurs sont incluses.

Pour aider les journalistes, je développe une boîte à outils IA pour l’ensemble du processus, afin de suggérer des solutions sur mesure et gagner du temps.

Quelle est votre méthodologie ?

Ma méthodologie repose sur quatre piliers :

  • L’analyse des données pour comprendre les forces et les faiblesses de l’offre éditoriale.
  • Identifier les besoins clés du public et créer un prototype de contenu qui réponde à ces besoins, souvent en mettant l’accent sur les éléments humains, la clarté, etc.
  • Publier le nouveau contenu, suivre son impact et affiner l’offre.
  • Développer l’approche en intégrant progressivement d’autres équipes/services.

Quels résultats avez-vous obtenus grâce à votre approche ?

En aidant les médias à aligner leur mix éditorial sur les valeurs modernes des lecteurs, nous avons constaté une augmentation rapide de l’engagement. Ce n’est pas de la magie, mais il faut beaucoup de travail pour convaincre et impliquer les équipes dans la construction de leur modèle.

Dans combien de temps les éditeurs verront-ils des résultats ?

Les premiers résultats sont très rapides, car les lecteurs reconnaissent facilement les contenus qui leur sont réellement utiles.
En fin de compte, notre accompagnement aide à produire un bon journalisme !


À propos d’Upgrade Media : Upgrade Media est une agence créative, de conseils en stratégie, un centre de formation et de réflexion sur la transformation des médias.

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